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À nos corps résilients

S’entraîner sans objectif – Mode d’emploi

Elle est entrée dans nos vies sans crier gare. Depuis plus d’un an, la Covid-19 fait partie de notre quotidien : elle a modifié nos habitudes de consommation, nos liens et notre attitude avec les gens, notre regard sur le monde, la planification de nos vacances… Au fait, avons-nous pris des vacances?

Depuis un an, nos séances sont, comment dire… moins engagées. Exit les records personnels. Incapables de se projeter dans le temps, la vigueur est en berne chez beaucoup de pratiquants1. Comment rester déterminés à l’entraînement, lorsque la foire sportive dans toutes ses déclinaisons est une image diffuse, abstraite, faite de suppositions, de décalages et d’annulations à gogo?

Boutique Courir s’est entretenue avec différents acteurs du monde du sport, pour connaître les défis qu’entraîne la crise sanitaire et afin d’en extraire des solutions

Bruno Ouellette, psychologue du sport et coach exécutif, dresse un état des lieux de la santé mentale des sportifs que nous sommes, en ce moment si particulier de notre époque.

 

Les inégalités passées au crible du psychologue sportif

Au moment d’écrire ces lignes, le Québec fait face à une éventuelle troisième vague épidémique et, avec elle, un resserrement des restrictions sanitaires sur ses différentes régions. 

 

Boutique Courir (BC) : Selon vous, quelles sont les contraintes que la pandémie actuelle a amenées dans nos vies de sportifs?

Bruno Ouellette, Psychologue du travail et conférencier.

Bruno Ouellette (BO) : L’interruption de toutes les compétitions sportives, ainsi que l’incapacité pour une majorité de pratiquants de poursuivre leur entraînement, ont mis au jour des inégalités qui se trouvent au coeur de notre société. Le premier confinement a en quelque sorte donné le ton : d’un seul coup, tout le monde, sans exception, s’est trouvé dans une posture d’attente. Des ligues professionnelles aux sportifs du dimanche, nous affrontions tous ce moment ensemble, sans distinction par rapport au statut ou au niveau. Après un bref retour à la normale en été 2020, un nouveau confinement partiel a été annoncé. Nouvelle fermeture des lieux non essentiels, les centres sportifs, les piscines, les gymnases, à l’exception des clubs, des équipes et des professionnels pouvant justifier le caractère indispensable de leur activité.

Cette soudaine différence de traitement entre les pros et les amateurs a creusé, voire accentué les inégalités profondes qui régissent le sport dans sa composante de performance, mises en relief par ce choix des pouvoirs publics. Privée des activités intérieures, des réunions en clubs et en groupes, des sports collectifs en salle, voire en extérieur, toute une population de jeunes, de moins jeunes, d’amateurs et de personnes âgées s’est vue privée de l’accès au(x) sport(s) qu’elle pratiquait sur une base régulière.

 

BC : Quelles sont les conséquences de telles privations pour la population touchée?

BO : Depuis octobre 2020, on peut dire qu’une majorité des personnes qui pratiquaient une activité de groupe ou en intérieur a partiellement ou complètement arrêté. Même si les sports individuels (course à pied, vélo, rando, raquette, ski de fond et consorts) restent permis, il est présomptueux de croire que tout un chacun troquera son ballon de soccer pour une paire de « runnings » aussi facilement et avec autant d’enthousiasme que cela. Si on additionne les dojos, les arénas, les piscines, les salles de conditionnement physique, les gymnases qui ont fermé, c’est tout un bassin de jeunes et de moins jeunes qui se retrouve sans activité sportive depuis plusieurs mois.

Alors oui, certes, on peut s’inscrire à un créneau à la piscine, par exemple, en s’inscrivant d’avance et pour une durée limitée. Cependant, cette façon de faire est paradoxale : pour faire du sport, il faut maintenant avoir un « but » inscrit d’avance dans un calendrier, réserver sa plage-horaire, faire en sorte d’être à l’heure pour ne pas perdre des précieuses minutes d’activité. Dans un contexte où les compétitions sont reportées ou annulées, faire une activité physique « sans but » devient la norme, alors que les conditions pour la faire s’en trouvent, au contraire, resserrées. Tout ça n’a pas beaucoup de sens…

 

BC : Les décisions prises au niveau politique seraient la source du problème?

BO : On ne peut pas blâmer le gouvernement de tous les maux. Par contre, les restrictions mises en place pour freiner la pandémie font montre d’une stratégie court-termisme… une navigation à vue pouvant être interprétée comme une prise de position en faveur du maintien de l’économie, au détriment de la santé physique et mentale des Québécois… « Attendons que ça passe et voyons ensuite! »

Les conséquences physiques et psychologiques sont colossales et ne tarderont pas à transparaître dans le futur. D’un point de vue de santé publique, le traitement inégal d’accès aux installations sportives dévoile l’éléphant dans la pièce : environ 10% de la population garde un accès complet aux structures d’entraînement. Par contre, vous, l’écrasante majorité des pratiquants, restez chez vous et contentez-vous de regarder le sport à la télévision! À long terme, cette nouvelle dynamique risque de creuser un fossé entre la génération des athlètes d’aujourd’hui et la génération d’après, celle qui grandit aujourd’hui dans un univers où l’activité physique passe au second plan.

 

BC : Quels genres d’inégalités voient le jour tout particulièrement?

BO : Je dirais qu’elles apparaissent tant à l’intérieur de chaque discipline qu’à l’échelle plus large des valeurs citoyennes que le sport véhicule.

Primo, en ne donnant accès aux installations sportives qu’aux athlètes confirmés et aux gens disposant d’un entraîneur, on fait acte d’un désir de maintenir vivant le sport-spectacle, au détriment de ses pratiquants, sans lesquels le sport n’existerait pas. Or, ces derniers constituent aussi le terreau d’où naissent les champions de demain. Ainsi, la pandémie a porté un sérieux coup de massue à la relève, ces jeunes qui ne bénéficient pas (encore) de commandites ou de soutien financier de leur fédération sportive, et qui auraient voulu progresser. Beaucoup d’entre eux doivent travailler à côté, poursuivre des études, tout en s’entraînant tous les jours. J’ai reçu dans mon cabinet une quantité de ces jeunes espoirs qui, bien qu’à l’antichambre du statut d’élite, se voient aujourd’hui en train de repenser leur engagement dans leur sport. Si certains ont décidé d’interrompre leur pratique en attendant les jours meilleurs, d’autres se sont résignés à abandonner complètement leur sport.

Secundo, en plus de creuser le fossé entre les niveaux de pratique, l’épidémie accentue les inégalités sociales qui prévalaient déjà auparavant. « Quatre-vingt pourcent de la population vit dans les villes », note Bruno Ouellette, qui voit de grandes disparités entre les habitants des villes et ceux de la campagne. L’environnement joue un grand rôle dans l’accessibilité aux pratiques. Privés des salles de conditionnement physique, les urbains délaissent le sport en plus grand nombre que les ruraux, lesquels bénéficient souvent d’espaces naturels à proximité.

Tertio, la pandémie met en lumière une certaine méconception de l’importance que revêt le sport, dans ses dimensions de divertissement et des valeurs citoyennes qu’il véhicule. En restreignant les activités physiques organisées, on honnit tout l’aspect social du sport, lequel est constitutif de valeurs fondamentales importantes pour la construction des personnalités. Évoluer dans un sport collectif pour l’esprit d’équipe et non pas pour une course, par exemple, joue un rôle formateur que la pratique seule permet d’atteindre.

 

BC : Et du point de vue de la santé mentale, quels sont les risques à court et à moyen termes?

BO : Face à l’interruption des activités sportives organisées, Bruno Ouellette s’inquiète de l’absence d’alternatives proposées aux jeunes des Cégeps et des universités. Même à l’école primaire, régie par un « système scolaire à deux vitesses », où certaines écoles privées choisissent de maintenir les activités physiques – et non les écoles publiques – il y voit un portrait des priorités court-termistes qui prévalent dans le système économique et social.

À court terme, le psychologue note une augmentation du sentiment d’incertitude face à l’avenir chez un bon nombre de ses jeunes clients. À moyen et long terme, les effets du traitement inégal des adeptes qui risque de transparaître, par une hausse de la sédentarité notamment, mais aussi par un changement des valeurs fondamentales de la société au sens large.

 

 

Par Ariane Patenaude, B.Sc Kinésiologie

 

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1 L’usage du masculin dans le texte a pour but d’alléger celui-ci.
Photos: 1: Bruno Ouelette – 2: Risen Wang, Unspash – 3: Max di Capual, Unspash – 4: Alex Iby, Unsplash – Cover: Volkan Olmez, Unsplash